La musique imposée dans les camps

          

         La musique, réelle force de frappe du nazisme, est une arme essentielle pour la démonstration du génie éternel de l'Allemagne et de la supériorité de la "race aryenne". Elle fut le seul art qui ait participé à l'extermination des Juif lors du IIIe Reich. En effet, c'est en musique qu'ils entraient dans les chambres à gaz. "La musique viole le corps humain" selon l'écrivain Pascal Quignard dans son essai La haine de la musique (1996). L'ouïe et l'obéissance sont effectivement liées. L'oreille ne peut se fermer, n'a pas de paupières... Et un orchestre peut être considéré comme un chef et des exécutants, comme dans l'armée.

 

L'écrivain Primo Levi (rappelons que ce dernier a passé presque un an à Auschwitz) qualifiait cette musique omniprésente d'«infernale». Elle était inscrite dans la vie quotidienne des camps : en effet, tous les jours, matin et soir, la fanfare jouait des chansons populaires allemandes ou des marches afin d'enhardir les détenus. Les airs étaient toujours les mêmes. Primo Levi écrit dans Si c'est un homme : "ce rythme continu annihile la pensée et endort la douleur". Il ajoute : "quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates ; leurs âmes sont mortes, et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté". La musique a donc un réel pouvoir de motivation et d'annihilation.

 

Déportés marchant au rythme de l'orchestre - dessins de Mieczysław Kościelniak

 

Dans son livre Mélodies d’Auschwitz, Simon Laks raconte son expérience vis à vis de la musique dans un camp d'extermination. Simon Laks était un compositeur et violoniste polonais qui fut le chef d'orchestre des prisonniers du camp de Birkenau-Auschwitz II, où il passa plus de 2 ans (avant d'être transféré à Dachau, puis libéré en 45 grâce à l'armée américaine). Il joua en tant que violoniste dans l'orchestre, puis fut chef d'orchestre. Cependant il raconte qu'être forcé de jouer (de plus pour les Kommandos) était une forme de torture physique et morale, un moyen de "domination totale".

 

 

Cette musique intenable et ubiquiste était également présente aux exécutions. Ainsi les nazis imposaient à certains détenus de jouer pour accompagner les exécutions capitales, qui se déroulaient donc au son de Beethoven ou de Bruckner... Le témoignage d'un SS, Erich Mussfeldt, nous informe plus précisément sur les exécutions de masse en musique. Ainsi, lors du dernier jour du camp de la mort de Maïadanek, le 3 novembre 1943. Ce jour, 17 000 des prisonniers ont dû se déshabiller et rejoindre les fosses communes, et ont tous été exécutés, à la mitrailleuse. Pendant toute cette journée, deux camions munis de hauts parleurs diffusaient de la musique de marche militaire ou de danse.

 

A gauche, musiciens au camp de concentration de Mauthausen, juillet 1942

A droite, l'orchestre du camp de Buchenwald

"Le Pianiste", Władysław Szpilman

 

Władysław Szpilman (surnommé également « Wladek » par ses proches dans le roman) est un pianiste, compositeur et auteur juif polonais, né le 5 décembre 1911 à Sosnowiec (Pologne) et mort le 6 juillet 2000 à Varsovie, représentant pour toujours une « source d'inspiration et de renouvellement dans la vie culturelle de la Pologne » (selon son fils, Andrzej Szpilman). Son roman autobiographique Le Pianiste -écrit en 1945- est publié en Pologne en 1946 mais est rapidement mis sous le boisseau (car les autorités polonaises ne souhaitaient pas que le comportement noble de l'Allemand ayant sauvé la vie de Szpilman soit exposé à la population polonaise). Cinquante ans plus tard, en 1998, le roman est réédité et fait connaître internationalement l'auteur en tant que tel, à titre posthume.

 

 

Dans Le Pianiste, Władysław Szpilman raconte son histoire, du mois de septembre 1939 jusqu'à la fin de la guerre et le retrait des nazis de la Pologne. En septembre 1939, le musicien est à l'aube d'une grande carrière de pianiste lorsque les nazis envahissent la Pologne. Alors qu'il exécute pour Radio Pologne le Nocturne en ut dièse mineur opus 27, n°1 de Chopin, une bombe allemande éclate, réduisant l'émetteur de la radio au silence. Le ghetto est mis en place et le musicien y vit trois ans en compagnie de ses parents, son frère et ses deux sœurs. En août 1942, sa famille est déportée et part en convoi en direction des camps de la mort. Szpilman est sauvé de justesse par un policier mélomane, qui le fait sortir du convoi. Il va vivre seul dans le ghetto, travailler pour des connaissances, survivre grâce au piano, faire de la résistance, puis va être aidé à sortir clandestinement du ghetto et ainsi vivre des mois durant, caché dans la Varsovie « aryenne », dans plusieurs immeubles fortement endommagés par les bombes. Le musicien va frôler de peu la mort des dizaines de fois, exposé au froid, à la fatigue physique et mentale, à la faim, la soif, le désespoir, la solitude, la dépression... Et surtout aux nazis (et aux milices lituaniennes et ukrainiennes) traquant sans relâche les Juifs cachés. En 1945, lorsque l'antenne Radio Pologne réouvre, Szpilman interprète le Nocturne laissé inachevé six ans auparavant. Après la guerre, il dirige la radio nationale polonaise jusqu'en 1963 puis se consacre à sa carrière de pianiste concertiste, et enfin se voue entièrement à la composition jusqu'à la fin de sa vie.

 

Le roman a donné naissance à un film du réalisateur franco-polonais Roman Polanski : The Pianist (sorti en 2002), avec dans le rôle de Władysław Szpilman l'acteur Adrien Brody. Le film a reçu de nombreuses récompenses, notamment sept César, trois Oscars et la Palme d'or du Festival de Cannes. Le film est un triomphe, du côté de la critique et du public.

 

 

 

 

 

Les versions polonaise et française du roman de Władysław Szpilman

 

 

Il n'est que rarement question de musique dans le roman, toutefois nous pouvons citer quelques passages intéressants qui montrent la place de la musique dans un ghetto polonais lors de la Seconde Guerre mondiale :

 

Au chapitre 3, « Mon père fait des courbettes », Szpilman parle de son père (un très bon violoniste) exerçant son instrument afin de s'échapper de la réalité du ghetto : « il réussissait à s'abstraire de la réalité en jouant du violon pendant des heures ». Ce comportement lui permettait donc de « refermer la porte qui protégeait son monde personnel, celui de la musique, là où il était le plus heureux. » La musique pouvait donc être un échappatoire, un moyen d'oublier le réel, la vie quotidienne, la misère, la faim, la mort... Et de s'efforcer de vivre comme on vivait avant la guerre, pour garder des repaires et ne pas perdre pieds.

 

  

De même, au chapitre 4, « Vous êtes juifs ? », un ancien collègue violoniste de Szpilman vient déjeuner chez le musicien. Ils jouent ensemble une sonate de Beethoven, ce qui leur procure « un grand plaisir » libérateur. Szpilman témoigne dans ce passage du bien-être qu'il ressent lorsqu'il joue à nouveau avec ce violoniste. Il nous fait part de ce moment précieux et inespéré de joie et de partage.

 

  

                Au chapitre 5, « La valse de la rue Chlodna », un tout autre type de musique est évoqué. En effet le pianiste nous apprend que les gardes allemands s'ennuyaient à leurs postes, et par conséquent ils étaient à l'affut de la moindre chose qui auraient pu les distraire. Ils aimaient donc organiser des sortes de bals, en allant chercher des musiciens dans les rues (à cause de la misère grandissante, les petits orchestres de rue s'étaient multipliés) et en choisissant dans la foule les personnes qui leur paraissaient les plus risibles (vieillards, invalides et infirmes, personnes les plus corpulentes et les plus maigres...) et leur ordonnaient de danser la valse ensemble. Les musiciens devaient s'installer, et un des policiers nazis s'improvisait chef d'orchestre, frappant les musiciens s'ils se permettaient de ne pas jouer assez vite. Les autres gardes riaient et ordonnaient : « Plus vite ! Allez, encore plus vite ! » Les personnes devant danser finissaient « pleurant de fatigue, luttant pour ne pas tomber, espérant vainement un geste de miséricorde. » Ce passage nous montre extrêmement bien la folie des nazis, leur perversité et leur sadisme démesurés. La musique était un moyen de soumission et d'asservissement complets, un moyen d'affirmer leur supériorité physique et sociale et leur surpuissance. Ils possèdaient un droit de vie ou de mort sur les habitants du ghetto, ce qui obligeaient les polonais à se soumettre totalement à eux. La musique, lorsqu'elle est imposée -à jouer ou à écouter- est donc bien une torture psychologique.

 

 

Au chapitre 6, « L'heure des enfants et des fous », l'auteur nous raconte qu'il avait trouvé un travail en tant qu'interprète dans un café du ghetto, pouvant ainsi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. En effet, il travaillait désormais au Café Nowoczesna, rue Nowolipki, et cet emploi lui permettait de « surmonter peu à peu le désespoir sans fond dans lequel j'avais [il avait] sombré. » Szpilman nous apprend que la musique lui a donc permis de survivre et de sauver sa famille, et par conséquent l'a aidé à se rétablir moralement. Cependant le musicien n'était pas écouté par les clients du café, qui tentaient de couvrir le « bruit » du piano de leur voix. Il trouva donc un autre emploi dans un autre café rue Sienna. Ce café était fréquenté par les habitants du ghetto les plus riches, les intellectuels et artistes juifs, et par les nazis -ces derniers étant particulièrement amateurs de musique.

 

 

Au chapitre 7, « Le beau geste de Mme K. », nous comprenons une autre fonction attribuée à la musique. Celle de rassurer. En effet, les nazis filmaient des opérettes (genre musical proche de l'opéra, qui mêle chant, comédie et danse) et des concerts symphoniques -ainsi que d'autres représentations mises en scène de toutes parts, comme des habitants du ghetto festoyant au restaurant ou se lavant tous ensemble aux bains publics- et diffusaient ces vidéos en Allemagne et dans les autres pays sous domination allemande, afin de manipuler l'opinion publique et de lui faire croire à un ghetto d'une toute autre nature, disposant d'attractions variées pour les Juifs, qui vivraient dans la prospérité et la joie.

 

 

 

 

 

 

L'officier allemand et ancien professeur d'école beaucoup apprécié qui a sauvé le pianiste, Wilm Hosenfeld

 

 

Pendant toute la partie centrale du roman, la musique n'est plus évoquée, Szpilman se concentre sur le travail qu'il a trouvé dans un commando construisant un immeuble à huit kilomètres du ghetto et sur sa fuite. Cependant il l'évoque encore quelques fois :

 

Au chapitre 13, « Scène de ménage chez les voisins », le musicien se retrouve devant un piano, lorsqu'il se fait abriter par un ingénieur et sa femme. Il n'a pas touché un clavier depuis plus de sept mois. Lorsqu'il joue, les doigts « gourds », le musicien entend des sons « étranges et irritants ». Szpilman n'a plus l'habitude de jouer, et pianoter à nouveau ne lui plaît pas.

 

 

Au chapitre 17, « La gnôle ou la vie », l'auteur raconte son quotidien, caché dans l'appartement, absolument seul, mourant de faim, de soif et de froid : « du matin jusqu'à cette maigre collation [une biscotte et une tasse d'eau en guise de déjeuner], je restais les yeux fermés, à repasser dans ma tête toutes les partitions que j'avais pu exécuter dans ma vie, mesure par mesure, ligne par ligne ». Szpilman raconte que cet exercice lui a permis, après la guerre, de connaître tout son répertoire par cœur et sur le bout des doigts. La musique l'a donc aidé à survivre pendant ses quatre mois d'isolement total, à devoir se battre pour survivre et sans avoir parlé à qui que ce soit.

 

 

Enfin, le dernier chapitre, intitulé « Le Nocturne en ut dièse mineur » raconte la formidable expérience du pianiste. En effet Szpilman est seul, dans une cachette qu'il a trouvée mais qu'il découvre, et tombe sur un officier Allemand. Celui-ci lui demande ce qu'il fait ici et quel est son métier. Szpilman lui apprend qu'il est pianiste. L'Allemand lui propose de le suivre, l'emmène devant un vieux piano et lui demande de jouer quelque chose. Le pianiste joue le Nocturne de Chopin. L'officier écoute attentivement avant de lui conseiller de partir de Varsovie, ce à quoi Spzilman répond qu'il ne peut pas car il est juif. L'Allemand, un homme hanté par l'atrocité des crimes commis par les nazis, va à partir de ce moment rendre plusieurs fois visite au pianiste, afin de lui donner des nouvelles de l'extérieur, de l'avancée des Alliés et de lui apporter à manger et de quoi se couvrir.

 

La musique a donc créé un lien et une complicité entre les deux hommes. À partir de ce moment partagé ensemble, l'Allemand, du nom de Wilm Hosenfeld, est revenu en aide à l'auteur, gelé et affamé, qui serait mort sans cela.

 

Le compositeur, pianiste et auteur Władysław Szpilman à son piano (1948)